JEAN DE L'OURS.
                            Autrefois 
                              (il y a si longtemps qu'on ne sait pas au juste 
                              à quelle époque ) il existait dans 
                              notre pays un géant qui passait pour l'homme 
                              le plus fort de toute la terre. Dans ses voyages, 
                              il avait coutume de se servir d'un tronc d'arbre 
                              en guise de bâton, et on ne connaissait que 
                              sous le nom de Jean de l'Ours qu'il devait sans 
                              doute à ses prouesses étonnantes et 
                              à sa force extraordinaire.
                              Un jour, en chassant dans une forêt, il fit 
                              rencontre d'un homme de sa taille, qui jouait au 
                              palet avec des meules de moulin. " Tiens, qu'il 
                              lui dit, te voilà ? toi ! Je m'croyais le 
                              plus fort du monde, et pourtant ta force surpasse 
                              la mienne ! Eh bien, viens avec moi, à nous 
                              deux j'pourrons nous défendre si j'sommes 
                              attaqués ! "
                              En marchant ensemble dans la forêt, ils rencontrèrent 
                              un autre colosse qui teurdait des chênes pour 
                              se faire des harts. Jean de l'Ours lui dit : " 
                              Tiens, te voilà ? toi ! j'nous croyions tous 
                              les deux les plus forts du monde, et tu es encore 
                              plus fort que nous. Viens avec nous, à nous 
                              trois j'pourrons nous défendre si j'sommes 
                              attaqués !
                              
                              Les voilà partis tous les trois, mais, tout 
                              en marchant, et devisant pour faire mieux connaissance, 
                              ils se trouvèrent ennuités dans la 
                              forêt. La nuit devint tellement noire qu'il 
                              perdirent leur chemin.
                              Jean de l'Ours dit à celui qu'il avait trouvé 
                              occupé à jouer au palet avec des meules 
                              de moulin : " Monte sur un arbre, et regarde 
                              si tu vas voir de la lumière queuque part. 
                              " Cet homme étant monté au haut 
                              d'un chêne, dit à ses compagnons : 
                              " Je vois une lumière, mais très 
                              loin, très loin ! - Eh bien, reprit Jean 
                              de l'Ours, fais bien attention de quel côté, 
                              pour nous y diriger. "
                              Guidés par celui qui avait aperçu 
                              cette lumière, ils se remirent en route ; 
                              après avoir marché quelque temps, 
                              ils arrivèrent à un château 
                              où ils demandèrent à passer 
                              la nuit.
                              Le seigneur leur dit : " J'ai là, tout 
                              près d'ici, un vieux château abondonné 
                              que personne ne veut habiter parce qu'on croit qu'il 
                              y a des revenants. Si vous voulez vous y loger, 
                              je vous en donne la permission. - Nous voulons bien, 
                              dit Jean de l'Ours, moyennant que vous nous donniez 
                              ce que j'vas demander. Donnez-nous une torche pour 
                              nous éclairer, un bénitier contenant 
                              de l'eau bénite et un goupillon.
                            
                              Dès qu'ils furent munis de ces objets, ils 
                              partirent tous les trois vers le château hanté, 
                              accompagnés d'un serviteur chargé 
                              de les y conduire. A peine arrivés, ils le 
                              renvoyèrent, allumèrent la torche 
                              et parcoururent les principales pièces de 
                              ce château qu'ils trouvèrent meublées 
                              comme si on avait l'habitude d'y séjourner, 
                              ce qui les surprit beaucoup. Ils ne furent pas moins 
                              étonnés de voir l'office garni de 
                              diverses provisions de bouche comme si des hôtes 
                              y étaient attendus. Alors Jean de l'Ours, 
                              qui avait chassé toute la journée 
                              et qui avait tué beaucoup de gibier, dit 
                              à celui qu'il avait trouvé le premier, 
                              jouant au palet avec des meules de moulin : " 
                              Tu vas nous faire cuire à souper, mais tu 
                              ne prendras dans l'office que ce qui nous est indispensable. 
                              Pendant ce temps, nous autres, nous allons faire 
                              une excursion autour du château, afin que 
                              personne ne vienne nous déranger. " 
                              N'ayant rien vu de suspect, ils rentrèrent 
                              bientôt et se mirent à jouer aux cartes 
                              tous les deux.
                              
                              Quand le souper fut cuit, celui qui l'avait préparé 
                              dit : " Le souper est prêt. - Eh bien, 
                              répondit Jean de l'Ours, serre tout ça 
                              dans le buffet, et après, tu vas aller nous 
                              tirer du vin. " Quand cet homme arriva dans 
                              la cave pour avoir du vin, il y trouva un petit 
                              ver de terre qui lui barra le passage en disant 
                              : " Tu bois mon vin, tu manges mon pain, et 
                              tu n'm'inviterais pas seulement à en manger 
                              ma part ? " Puis le petit ver battit si fort 
                              le géant que celui-ci fut obligé de 
                              s'en revenir sans tirer du vin. Ses camarades, auxquels 
                              il conta son aventure, se moquèrent de lui.
                              
                              Jean de l'Ours dit à celui qui avait teurt 
                              des chênes pour se faire des harts : " 
                              Va, toi, nous tirer du vin ! " Ce dernier s'empressa 
                              d'y aller, mais quand il entra dans la cave, il 
                              trouva le petit ver qui répéta ces 
                              paroles : " Tu bois mon vin, tu manges mon 
                              pain, et tu n'm'inviterais pas seulement à 
                              en manger ma part ? " En même temps le 
                              petit ver battit si fort le second géant 
                              qu'il revint aussi sans tirer du vin.
                              
                              Surpris de leur échec, Jean de l'Ours dit 
                              à ses compagnons : " J'vous croyais 
                              forts, mais vous ne l'êtes pas. C'est à 
                              mon tour d'aller tirer le vin. " Arrivé 
                              à la cave, il y trouva le petit ver de terre 
                              qui lui dit comme aux autres : " Tu bois mon 
                              vin, tu manges mon pain, et tu n'm'inviterais pas 
                              seulement à en manger ma part ? " Mais 
                              Jean de l'Ours, en entendant ces mots, dégaîna 
                              son sabre et coupa le petit ver en deux. Puis il 
                              tira du vin, remonta vers ses compagnons et leur 
                              dit : " Vous voyez bien que je suis plus fort 
                              que vous ! "
                              S'adressant alors à celui qui avait fait 
                              la cuisine : " Tu vas, lui dit-il, m'apporter 
                              sept fagots de bois et les mettre dans la cheminée. 
                              Tu vas ensuite, prendre sept bottes de foin, les 
                              tremper dans l'eau et les mettre par dessus. " 
                              Au moment où cet homme venait de placer la 
                              dernière botte, le diable descendit par la 
                              cheminée avec tous ses petits diablotins, 
                              qui se dispersèrent en un instant dans la 
                              cuisine.
                              Jean de l'Ours, sans se troubler, commanda à 
                              ses compagnons de mettre le feu aux fagots. Dès 
                              qu'ils commencèrent à flamber, il 
                              prit le bénitier et aspergea avec son goupillon 
                              de tous les côtés. Les diables atteints 
                              par l'eau bénite, coururent vers la cheminée 
                              pour la remonter, mais il la trouvèrent remplie 
                              d'une fumée si épaisse et si aveuglante 
                              qu'ils ne purent se sauver assez vite pour échapper 
                              à une nouvelle et terrible aspersion que 
                              leur administra Jean de l'Ours. Ils disparurent 
                              enfin en poussant des cris épouvantables.
                              Après le départ des diables, les trois 
                              compagnons soupèrent gaiement, se couchèrent 
                              et passèrent une nuit fort paisible. Le lendemain, 
                              ils allèrent retrouver le seigneur du château 
                              et lui rapportèrent ce qui leur avait prêté. 
                              Ce dernier fut bien surpris de les retrouver vivants. 
                              Il leur dit : 
                             
                              " Puisque vous êtes si forts et que vous 
                              avez pu passer paisiblement la nuit dans un château 
                              enchanté, je vais vous demander un grand 
                              service. J'ai mes trois demoiselles victimes d'un 
                              génie malfaisant qui les tient enfermées 
                              dans une carrière inaccessible, je voudrais 
                              bien que vous me les délivriez. Si vous y 
                              parvenez, je vous les accorderai en mariage. - Eh 
                              bien, dit Jean de l'Ours, nous essayerons. "
                              
                              Les trois géants se rendirent à la 
                              carrière, en parcoururent les bords, mais 
                              ne purent en apercevoir le fond. Ils y jetèrent 
                              de grosses pierres, espérant, par la durée 
                              de leur chute, en évaluer approximativement 
                              la profondeur. Mais ce fut vainement qu'ils écoutèrent 
                              : aucun bruit ne parvint à leurs oreilles.
                              Loin de se décourager ils se mirent à 
                              tresser de la corde. Ils en tressèrent pendant 
                              sept années. Au bout de ce temps, ils pensèrent 
                              posséder une corde assez longue pour descendre 
                              jusqu'au fond de la carrière.
                              
                              Alors Jean de l'Ours dit à celui qu'il avait 
                              trouvé jouant au palet avec des meules de 
                              moulin. " Descends le premier, toi ; voilà 
                              une sonnette, si tu te trouves embarrassé, 
                              tu la feras tinter et on te remontera " Obéissant 
                              à cet ordre, l'homme se laissa descendre. 
                              Il était déjà arrivé 
                              à une très grande profondeur, quand 
                              tout à coup, sortant d'une sorte de caverne 
                              creusée dans les parois du précipice, 
                              une bête difforme, hideuse, effroyable, se 
                              présenta pour l'arrêter. Le corps de 
                              cette bête, recouvert d'écailles d'un 
                              aspect sinistre, était surmonté de 
                              sept têtes aux gueules menaçantes. 
                              Saisi d'épouvante et n'osant s'attaquer à 
                              pareil monstre, l'homme sonna de toutes ses forces 
                              et aussitôt ses compagnons le remontèrent.
                              
                              Alors Jean de l'Ours s'adressant à celui 
                              qu'il avait trouvé teurdant des chênes 
                              pour se faire des harts, dit : " C'est à 
                              toi de descendre ". Muni de la sonnette, celui-ci 
                              disparut à son tour. Arrivé à 
                              la même profondeur que son compagnon, la bête 
                              aux sept têtes se présenta pour lui 
                              barrer le passage. Saisi d'épouvante, il 
                              agita éperdument la sonnette aussitôt 
                              ses compagnons le remontèrent.
                              Jean de l'Ours dit alors : " Je vous croyais 
                              bien forts tous les deux, mais je vois bien que 
                              vous l'êtes moins que moi, car vous n'avez 
                              pas pu tirer de vin et j'en ai tiré ; maintenant 
                              vous ne pouvez descendre dans cette carrière. 
                              C'est donc à moi d'y allez . Quand je ferai 
                              tinter la sonnette, ne manquez pas de remonter la 
                              corde et de la redescendre ensuite jusqu'à 
                              ce que je sois revenu, car si vous y manquiez, vous 
                              seriez punis de mort ".
                              
                              Jean de l'Ours descendit à son tour. Arrivé 
                              au même point que ses compagnons il aperçut 
                              la bête à sept têtes. D'un coup 
                              de sabre il lui abattit une tête et continua 
                              sa descente ; mais la bête se retrouva bientôt 
                              devant lui. D'un deuxième coup de sabre, 
                              il lui abattit une autre tête et descendit 
                              encore. La bête se présentant une troisième 
                              fois, il lui fit sauter une troisième tête.
                             
                              La même apparition se reproduisit encore trois 
                              fois à des intervalles de moins en moins 
                              rapprochés, mais chaque fois Jean de l'Ours 
                              lui abattait une tête. Il approchait du fond 
                              de la carrière lorsque le monstre, dont l'aspect 
                              était rendu plus horrible par le sang qui 
                              coulait de ses plaies, tenta un suprême effort. 
                              Un vigoureux coup de sabre fit rouler la dernière 
                              tête du dragon.
                              L'audacieux géant put enfin toucher le fond 
                              du précipice.
                              Il y aperçut alors trois cabinets dont l'entrée 
                              était gardée par un grand vieillard 
                              à barbe blanche dont les yeux lançaient 
                              des éclairs.
                              Jean de l'Ours se présentant devant le premier 
                              cabinet dit à l'étrange vieillard 
                              : " Qu'est-ce que tu fais là, toi ?- 
                              Qu'est-ce que ça t'regarde toi ? lui fut-il 
                              répondu - Ouvre la porte ou je la défonce 
                              ! -Défonce-la si t'ose ! " dit le gardien 
                              en se plaçant en travers.
                              
                              Jean de l'Ours, sans se laisser intimider, défonça 
                              la porte avec la poignée de son sabre. Au 
                              même instant, une belle demoiselle sortit 
                              ; Jean de l'Ours l'embrassa, lui prit son mouchoir 
                              de poche et la fit remonter au moyen du signal convenu.
                              Le vieillard s'adossa alors contre la deuxième 
                              porte. Jean de l'Ours, se tournant de nouveau vers 
                              lui, s'écria : " Pourquoi te places-tu 
                              devant cette porte ? - Qu'est-ce que ça te 
                              regarde ? - Ouvre-la ou je la défonce ! - 
                              Défonce-la si t'ose ! " répondit 
                              encore le gardien d'une voix menaçante.
                              Jean de l'Ours, avec la poignée de son sabre, 
                              ouvrit le deuxième cabinet et au même 
                              instant une belle demoiselle en sortit. Le géant 
                              l'embrassa, lui prit son mouchoir, et la fit remonter 
                              comme sa soeur.
                              
                              Avançant vers le troisième cabinet, 
                              devant lequel le vieillard venait de s'adosser, 
                              Jean de l'Ours dit encore à celui-ci " 
                              Qu'est-ce que tu fais là ? " Puis après 
                              une nouvelle sommation suivie d'une dernière 
                              menace, le géant défonça la 
                              porte. Il sortit une troisième demoiselle 
                              aussi belle que les premières. Après 
                              l'avoir embrassée, son sauveur lui prit son 
                              mouchoir et la fit remonter comme ses deux soeurs.
                              
                              Quant au vieillard, qui n'était autre probablement 
                              que le génie malfaisant qui tenait en captivité 
                              les filles du seigneur, il était disparu 
                              comme par enchantement.
                              Jean de l'Ours ayant achevé sa mission eut 
                              hâte de sortir de ce gouffre affreux, il agita 
                              sa clochette mais il eut beau sonner, la corde ne 
                              lui fut pas descendue. Il se trouva donc dans l'impossibilité 
                              de sortir de la carrière. Pendant qu'il songeait 
                              avec amertume à la trahison de ses deux compagnons, 
                              ceux-ci se rendaient au château pour y conduire 
                              les trois demoiselles.
                              
                              Il y avait très longtemps que Jean de l'Ours 
                              était abandonné, et il commençait 
                              à perdre espoir lorsqu'il aperçut 
                              à ses côtés le p'tit ver de 
                              terre qui lui dit : " Ah ! te voilà, 
                              toi ? - Oui, dit Jean de l'Ours. -Tu voudrais bien 
                              que je te remonte, sans doute ! Eh bien, voilà 
                              un corbeau ; monte dessus. Voilà aussi sept 
                              bufs ; chaque fois qu'il va crier : coac, 
                              tu vas lui en mettre un dans le bec ".
                              Tout en montant, Jean de l'Ours, plus résolu 
                              que jamais à triompher du nouveau péril 
                              devant lequel il s'était d'abord senti impuissant, 
                              n'oubliait pas la recommandation du p'tit ver, et 
                              chaque fois que le corbeau criait : coac, il lui 
                              mettait un buf dans le bec.
                              Quand le corbeau eut crié sept fois, Jean 
                              de l'Ours, qui n'était pas encore remonté, 
                              se dit : 
                              Si le corbeau crie encore, je n'ai plus rien à 
                              lui mettre dans le bec, et il est capable de me 
                              laisser tomber au fond de ce précipice dont 
                              j'entrevois maintenant le bord. Alors il se coupa 
                              un morceau de chair au mollet, et le corbeau ayant 
                              encore crié : coac, il lui mit ce morceau 
                              dans le bec. Au même instant, d'un coup d'aile, 
                              cet oiseau jeta notre homme sur le bord.
                              
                            Jean 
                              de l'Ours, sorti de la carrière, banda son 
                              mollet pour étancher le sang de sa plaie 
                              et se dirigea en boitant, vers le château 
                              du seigneur. En route, il rencontra un mendiant. 
                              " As-tu été au château, 
                              lui demande-t-il ? -Oui, répondit le mendiant, 
                              mais il y a une grande fête, aujourd'hui !- 
                              Ah ! dit Jean de l'Ours, il y a une grande fête 
                              ? - Oui, car le seigneur marie deux de ses demoiselles. 
                              - Eh bien, donne-moi tes habits et prends les miens, 
                              car je veux aller demander l'aumône au château 
                              ".
                              
                            Le 
                              mendiant, tout déguenillé, considérant 
                              les habits relativement luxueux de celui qu'il rencontrait, 
                              lui demandit : " Mais, monseigneur, vous voulez 
                              vous moquer de moi, bien sûr ?- Non, dit Jean 
                              de l'Ours, je ne me moque pas de toi ; Tiens, je 
                              vais me déshabiller en premier ". Et 
                              il donna aussitôt ses habits au mendiant qui, 
                              en voyant cela, ne refusa pas de lui céder 
                              les siens.
                              Tout en boitant, Jean de l'Ours poursuivit sa route 
                              vers le château. En y arrivant, il demanda 
                              à entrer dans la cuisine pour se reposer 
                              et y panser sa jambe. Mais les servantes et les 
                              valets voyant les haillons de ce malheureux, le 
                              repoussèrent en lui disant : " 
                            Revenez 
                              une autrefois car notre seigneur marie ses demoiselles 
                              aujourd'hui.- Ah ! Monseigneur marie ses demoiselles, 
                              je voudrais bien lui parler, moi ! - Ca n'se peut 
                              pas, lui répliqua-t-on, monseigneur est avec 
                              sa famille et ses invités, tout occupé 
                              de la fête, et il ne va pas quitter sa société 
                              pour s'entretenir avec vous. -Eh bien, dit le faux 
                              mendiant, conduisez-moi dans sa salle, parce que 
                              j'ai absolument besoin de lui parler.- Ca n'se peut 
                              pas ! lui fut-il répété encore. 
                              Comment voulez-vous qu'on vous présente à 
                              monseigneur en ce moment avec votre sale accoutrement 
                              et votre piteuse mine ? "
                              
                            Jean 
                              de l'Ours, qui commençait à perdre 
                              patience, s'écria : "Ah ! vous ne voulez 
                              pas me recevoir au château ! Eh bien j'y entrerai 
                              malgré vous ! " Voyant son insistance 
                              et l'air menaçant qu'il venait de prendre, 
                              les serviteurs jugèrent prudent de prévenir 
                              leur maître et lui rapportèrent ce 
                              qui venait de se passer.
                              Le seigneur, étonné qu'un malheureux 
                              de cette espèce s'entêtât à 
                              lui parler, donna ordre de le faire entrer à 
                              la cuisine.
                              Jean de l'Ours alla s'asseoir au coin du feu, étendit, 
                              sur chacun de ses genoux, deux des mouchoirs qu'il 
                              avait pris aux demoiselles et fixa le troisième 
                              sur sa poitrine.
                              
                            A 
                              ce moment, les trois demoiselles passèrent 
                              ; apercevant le mendiant, elles remarquèrent 
                              avec surprise les mouchoirs qu'il avait étalés 
                              devant lui. L'une d'elles dit à ses soeurs 
                              : " Ce doit être l'homme qui nous a tirées 
                              de la carrière, car je reconnais mon mouchoir 
                              sur sa poitrine ? " Celles-ci répondirent 
                              qu'elles reconnaissaient aussi les leurs. Les compagnons 
                              de Jean de l'Ours qui, à la suite des demoiselles, 
                              s'étaient introduits dans la cuisine, ressentirent 
                              un trouble immense et se dirent l'une à l'autre 
                              : Ce doit être lui ! pourtant il est impossible 
                              qu'il ait pu sortir du précipice.
                              
                            Alors 
                              Jean de l'Ours, qui observait leur attitude, s'écria 
                              : " Je crois que vous me reconnaissez, vous 
                              autres. Vous savez qu'il nous avait été 
                              promis à tous les trois que nous épouserions 
                              les filles du seigneur si nous les délivrions 
                              de leur captivité. Vous savez que c'est moi 
                              seul qui ai pu tirer du vin
                              
                              dans le château abandonné, que c'est 
                              encore moi seul qui suis descendu dans la carrière 
                              pour délivrer ces demoiselles, car vous étiez 
                              incapable de les sauver ; sans moi, elles seraient 
                              encore prisonnières au fond du gouffre maudit. 
                              Jaloux de ma puissance, vous avez cru que je ne 
                              pourrais en sortir sans votre aide, et vous m'avez 
                              abandonné lâchement pour profiter seuls 
                              de la promesse qui nous a été faite 
                              à tous les trois. Me voilà, pourtant, 
                              et je viens à mon tour réclamer la 
                              récompense que je mérite. Tant pis 
                              pour vous, si ce que j'ai à dire à 
                              monseigneur le fait renoncer à vous accorder 
                              la faveur dont vous êtes indignes ! "
                              
                            Le 
                              seigneur, qui depuis un instant était entré 
                              dans la cuisine, avait entendu tous les reproches 
                              que Jean de l'Ours adressait à ses compagnons. 
                              Il leur demanda si ce qu'il venait d'apprendre était 
                              vrai. Ceux-ci, remplis de confusion et ne sachant 
                              quoi répondre pour se justifier de leur crime 
                              à l'égard de celui qui avait délivré 
                              les demoiselles, ne purent contredire ses déclarations.
                              Alors le seigneur, irrité de l'odieuse conduite 
                              de ceux qui avaient été sur le point 
                              de devenir ses gendres, ordonna à ses serviteurs 
                              de les enchaîner et de les jeter dans la carrière, 
                              ce qui fut exécuté sans retard. Ayant 
                              fait revêtir Jean de l'Ours de magnifiques 
                              habits, il lui accorda la main de sa fille aînée. 
                              Quant aux deux autres demoiselles elles épousèrent 
                              de riches seigneurs des environs qui s'étaient 
                              empressés de leur faire la cour.
                              
                              Ce qu'en dit Charles Birette :
                              Jean de l'Ourse intéresse vivement les enfants 
                              à cause de ses aventures peu banales. Et 
                              celles-ci plaisent aux grandes personnes, en dépit 
                              de leur invraisemblance. Car le héros incarne 
                              pour le peuple la force physique joyeuse et courageuse. 
                              Ce récit assez amalgamé renferme des 
                              souvenirs de l'Histoire romaine, de la légende 
                              herculéenne, de la chevalerie normande, de 
                              la fantaisie orientale, le tout assaisonné 
                              d'esprit populaire.
                              
                            Fils 
                              posthume d'un bûcheron, Jean est ravi dans 
                              son berceau par une ourse qui vient de perdre son 
                              petit. Au lieu de le dévorer, elle le nourrit 
                              de son lait dans sa caverne ; à ce régime 
                              l'enfançon acquiert une force extraordinaire. 
                              Lorsqu'il se sent de taille à remuer la pierre 
                              qui ferme, il s'échappe et retrouve sa mère. 
                              - A l'âge viril, un forgeron lui fabrique 
                              une canne de fer impossible à soulever par 
                              d'autres que lui, et Jean de l'Ourse part à 
                              l'aventure. Chemin faisant, il rencontre deux lurons 
                              dignes de l'accompagner : l'un joue à la 
                              gatte (à la marelle) avec une meule de moulin, 
                              l'autre tord ensemble trois chênes pour en 
                              faire une anse de panier. - Le soir au fond d'une 
                              forêt, nos gaillards pénètrent 
                              dan un château désert et s'y repaissent 
                              d'un bon dîner tout servi. Mais par la cheminée 
                              tombe un personnage énigmatique qui tout 
                              d'abord le rend de haut, et finalement leur propose 
                              de délivrer trois princesses détenues 
                              dans un souterrain. - Les deux compagnons de Jean 
                              de l'Ourse y descendent à tour de rôle, 
                              mais n'osent pas se risquer plus avant. C'est lui 
                              qui réussit l'entreprise après de 
                              multiples péripéties, non sans se 
                              voir obligé de sacrifier ... un morceau de 
                              sa cuisse ! Enfin tout est bien qui finit bien : 
                              il épouse comme de juste la plus belles des 
                              trois princesses.